La dissection et les artistes
Une expérience ouverte aux artistes dans le cadre des "Dissection Drawing Days" organisés par BIOMAB-ARSIC à Anvers
Les "Dissection Drawing Days" sont un workshop international ayant pour thème l'observation directe de la dissection. Le workshop se déroule en Belgique à l'initiative des Professeurs Francis Van Glabbeek et Ann Van De Velde, durant deux journées d'étude intensive, l'une consacrée à l'anatomie animale, la seconde à l'anatomie humaine à la faculté de médecine de l'Université d'Anvers. Ce temps fort réunit des artistes et des scientifiques de Belgique, de Grande-Bretagne, de Hollande et de France autour de séances de dissection menées par des professeurs d'anatomie, des chirurgiens et des vétérinaires. Artistes, sculpteurs, plasticiens, graphistes et illustrateurs médicaux sont invités à vivre et à dessiner la réalité d’une dissection anatomique et à s’interroger sur cette pratique.
L’art explore la science !
Deux médecins de l’hôpital universitaire d’Anvers (UZA) organisent annuellement des ateliers intensifs d’anatomie humaine pour les artistes, pour les étudiants en arts et leurs enseignants, mais aussi pour les patients et d’autres personnes intéressées. Cela sous la coordination d’un partenariat entre scientifiques et artistes, nommé BIOMAB (Biological and Medical Art in Belgium), une association à but non lucratif fondée en 2009.
Aux origines, quelques enseignants et étudiants de l’académie des arts sollicitent l’organisation d’une dissection selon le point de vue de l’anatomie artistique afin d’observer et d’étudier l’anatomie humaine de leurs propres yeux. La première séance est organisée en 2009 pour un petit groupe de personnes. Année après année, l’intérêt augmente, ce qui en fait maintenant un événement international avec des participants de France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas.
En 2013 BIOMAB engage une coopération avec la Faculté Vétérinaire de l’Université de Gand. À partir de cette année, le marathon de dissection est réparti en deux jours. Ainsi les participants peuvent-ils assister à une dissection-démonstration animale et humaine.
Artistes et anatomistes : un travail d’équipe à la table de dissection
Au début du XVe siècle, l’attention renouvelée portée au nu antique dans les ateliers de Florence éveille l’intérêt pour l’étude du corps humain. À la fin du XVe puis au cours des premières années du XVIe siècle, Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël cherchent à représenter le corps humain en combinant l’approche réaliste et les proportions idéales. Ainsi la nécessité de l’étude et la démonstration anatomique s’imposent.
Sans doute, Léonard de Vinci (1452-1519) est-il le plus grand explorateur en anatomie de son temps. Il étudie d’abord l’anatomie en autodidacte dans un but artistique. Marc Antonio Della Torre (1418-1511), professeur d’anatomie à l’université de Padoue, l’encourage et lui fait connaître le livre « De l’utilité des parties du corps » de Galien (IIe siècle apr. J.-C.), les écrits de l’Iranien Avicenne (Xe siècle) et le manuel médiéval de dissection « Anathomia » de l’Italien Mondino de’ Liuzzi (1316).
Selon une note qui date des dernières années de sa vie, Léonard aurait disséqué lui-même plus de vingt cadavres, dont il a produit des centaines de dessins autographes, annotés d’explications et de légendes. Il estimait que la représentation de la figure humaine dans son apparence extérieure et interne devait être un travail essentiel et exclusif de l’artiste.
Malheureusement pour les scientifiques du temps, négligeant aussi bien la gravure que l’imprimerie, Léonard de Vinci n’a jamais publié ses découvertes. Pire encore, après sa mort, ses travaux anatomiques sont tombés dans l’oubli total. Il faudra plus de deux siècles pour redécouvrir la plupart de ses planches anatomiques dans les collections royales de la couronne d’Angleterre, à Windsor.
André Vésale, dit Andreas Vesalius, un héritage inspirant pour les artistes
Au milieu du XVIe siècle, c’est André Vésale (1514 – 1564) qui devient le plus grand anatomiste de la Renaissance, aujourd’hui généralement considéré comme le père de l’anatomie moderne.
Né à Bruxelles (Brabant – flamand) il commence son humanité à Louvain. Il étudie ensuite la médecine à Paris, auprès de Jean Guinter d’Andernach (1487-1574) et de Jacques Dubois, dit Jacobus Sylvius, (1478-1555), deux fervents partisans des écrits médicaux de Galien.
Avant d’achever ses études, il est obligé de quitter Paris lorsque le roi de France, François Ier déclare la guerre contre le Saint-Empire romain germanique de Charles Quint (1536).
Après un bref retour à Louvain, il part pour l’Italie. Passant par Venise, il rejoint l’université de Padoue où il obtient, début décembre 1537 et après trois jours d’examens, son doctorat en médecine. Dès le lendemain, le Sénat de Venise, dont dépend l’université de Padoue, le nomme à la chaire d’anatomie et de chirurgie à l’école de médecine, avec la responsabilité de procéder, chaque année, à la démonstration publique d’anatomie.
D’habitude c’est le barbier, muni d’un couteau, qui exécute les ordres donnés en latin par le professeur. Ce professeur, assis majestueusement en haut d’une chaire, ne fait que répéter machinalement les faits qu’il connaît par les ouvrages des anciens anatomistes, mais qu’il n’a jamais vus ou contrôlés de ses propres yeux. Et le barbier, trop ignorant pour comprendre les instructions en latin et sans grande connaissance de l’anatomie, massacre la dissection.
Maintenant une révolution s’annonce ! Avec Vésale, la dissection devient un acte scientifique. Il dissèque lui-même le corps, allongé sur une table, au centre d’un amphithéâtre rempli d’une foule aussi variée que nombreuse. C’est du jamais vu, même pas à Padoue ! Les étudiants sont excités. Les professeurs sont stupéfaits !
En 1538, il fait paraître à Venise ses « Tabulae anatomicae sex », un cahier anatomique avec six feuilles volantes qui seront plagiées dès leur impression. Trois d’entre elles, les squelettes, sont dessinés par Jean de Calcar (1500 – 1546), élève de Titien à Venise. Les autres sont de Vésale lui-même. Toutefois, se conformant encore exactement au dogme de Galien, il y reproduit les mêmes erreurs de celui-ci.
À partir de ses propres dissections de cadavres humains, André Vésale révolutionne l’enseignement de l’anatomie avec la publication d’une impressionnante étude anatomique, « De Humani Corporis Fabrica libri septem », dit « la Fabrique ». Il s’agit du plus grand traité d’anatomie depuis Galien.
Dès la même année paraît « l’Épitome », le résumé des livres sur la fabrique du corps humain. C’est une édition plus particulièrement destinée aux étudiants en médecine. Ce recueil composé de neuf grands feuillets d’anatomie et d’un texte descriptif qui se limite aux connaissances essentielles que l’étudiant doit acquérir. De plus, l’étudiant y est invité à découper les illustrations anatomiques afin de fabriquer un corps humain en trois dimensions.
L’anatomie des animaux
L’accent mis sur le corps humain ne signifie pas que les animaux disparaissent de l’amphithéâtre anatomique. En fait, les dissections humaines sont rares par manque de corps humains. Il n’y en a qu’une ou deux par an, tout particulièrement en hiver, quand le froid permet le ralentissement de la putréfaction des cadavres. Les sujets disséqués sont le plus souvent des criminels exécutés ou des pendus étrangers à la ville. On supplée donc à l’absence de corps humains par la dissection d’animaux. Porcs, moutons, chiens et singes sont les sujets les plus appropriés pour la démonstration anatomique. Dans le but d’établir ou de démontrer certains faits en physiologie ou en pathologie, la vivisection est pratiquée.
La séance de dissection
Dans la salle de dissection de la Faculté de Médecine de l’Université d’Anvers (UAntwerpen), quelques dizaines d’étudiants et d’artistes se regroupent, un peu hésitants et surtout silencieux, autour de deux tables de dissection sur lesquelles se trouvent d’une part un bras et d’autre part une jambe. Il n’y a pas de corps, il n’y a pas de visage, il n’y a que les membres anonymes, pâles, rasés mais tout de même légèrement poilus et avec un peu de sang qui coule de l’épaule et du fémur.
Le Professeur Francis Van Glabbeek, entouré de quelques étudiants en médecine, salue les participants. Il saisit l’occasion pour rendre un hommage éclatant au génie d’André Vésale, qu’il salue comme le fondateur de l’anatomie humaine scientifique et d’une pédagogie originale qui construit le savoir à partir de l’observation immédiate et de la déduction. Avec nos ateliers de dissection et de dessin, nous avons l’ambition de mettre en valeur l’expérience anatomique et l’art, ce qui est tout à fait « le regard de Vésale » !
Alors, Van Glabbeek, nous fournit quelques informations sur l’homme ou la femme dont les membres vont être disséqués. Qui était-il ? qui était-elle ? nous n’avons pas besoin de le savoir, dit-il. Dans tous les cas, il s’agit d’une personne qui a mis son corps à la disposition de l’étude scientifique et qui a permis qu’on l’utilise pour une dissection privée ou publique. Évidemment, nous lui en sommes très reconnaissants, nous confirme le professeur. Pour cette raison, il demande aux artistes de ne pas publier les images faites pendant l’atelier, soit en dessin, peinture ou en photographie, à des fins commerciales.
Ce moment, juste avant la découpe du membre, est toujours un peu excitant, même légèrement angoissant. Le premier regard sur les muscles rouges, les tendons gris et surtout la graisse jaune, est généralement cruel pour les jeunes artistes. Et nous avons constaté qu’ils sont particulièrement respectueux de ce qu’ils voient.
« À chaque dissection, je me sens de nouveau débordé par la beauté et la complexité du corps humain. De plus, le contact avec les artistes pendant la dissection m’a ouvert à un monde inconnu. Mon point de vue sur l’art, la culture, la beauté de la vie et de la mort s’en est trouvé élargi, même dans mon domaine scientifique. Le dialogue avec les artistes engage le scientifique à s'interroger. Par conséquent, il est judicieux d’impliquer mes étudiants en médecine dans ces rencontres de dissections artistiques. » — Francis Van Glabbeek.
La science visuelle
Les découvertes scientifiques, les progrès techniques et les mouvements artistiques successifs font que depuis Vésale, l’illustration anatomique est devenue pluridisciplinaire, à la jonction des sciences de la vie, la biologie, la médecine, les arts visuels et la communication multimédia.
Aujourd’hui, l’illustration médicale et l’art médical sont des disciplines distinctes abordées dans le cadre de cours séparés. Ce sont surtout les codes de communication qui diffèrent. L’intention et le but de l’illustration médicale sont de mettre en scène et en images un propos didactique à partir d’un texte scientifique. Dans le champ de l’art médical, le dialogue avec les sciences subsiste, ce qui relève du médical stimule les « beaux-arts », notamment quand la vie, la maladie et la mort, étudiées par l’anatomie et l’autopsie, inspirent les artistes.
La morbidité n’a rien à voir avec ces démarches artistiques. Pour Ann Van de Velde, hématologue et artiste médicale, la science et l’art sont tout aussi beaux dans leur existence et leur activité visuelle. Elle a d’ailleurs longtemps hésité entre un projet professionnel en arts ou en science. En définitivie elle a choisi la médecine.
« La médecine est comme l’art, une science dynamique et créative où la découverte d’idées et de connaissances innovantes est un effort quotidien. Ce défi scientifique est une passion créative, tout comme mes dessins en tant qu’artiste médicale ».
« Je signe mes travaux dans le champ de l’art médical du nom de "Sanguine". Ce vieux mot signifie littéralement "caractérisé par une abondance et une circulation active du sang, avec la couleur du sang, pleine de confiance, pleine d’espoir". Cela révèle de la même émotion engageante que l’on respire en entrant dans un hôpital, dans une salle d’opération, dans une salle de dissection. » — Ann Van de Velde.
En tant que cofondateur de l’association BIOMAB, Van de Velde organise et coordonne les ateliers annuels avec un programme d’initiatives croisées et des rencontres entre étudiants, enseignants, scientifiques, médecins et artistes de différents domaines d’étude et de compétences.
L’idée originale était d’intégrer les dissections humaine et vétérinaire dans un programme d’études supérieures, en collaboration avec la Faculté de Médecine et l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers. Le but était l’organisation d’un master en illustration scientifique par la création d’un espace, un département académique de travail et de recherche commun. Hélas, jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas d’intérêt partagé pour cette initiative de la part de l’autorité politique.
Le marathon
Deux jours, deux fois six heures, d’une part disséquer et d’autre part dessiner, peindre, photographier… c’est un vrai marathon dans un espace sous haute tension. Le savoir objectif se mêle aux émotions individuelles, à la sensibilité vive, voire fiévreuse de l’expression graphique.
Les étudiants font différents types de croquis ou de dessins. À chaque nouveau croquis, il y a de la pudeur, un peu de retenue, même de la peur, qui doit être surmontée. Travailler en direct et rapidement aide à surmonter cette peur. Les résultats sont directement exposés sur des tables, ou accrochés aux murs et aux fenêtres. Ainsi, des images très variées de l’événement sont finalement restituées et confrontées.
Art et science en communion. C’est une histoire merveilleuse !
Hedwige Daenens, Ann Van de Velde, Francis van Glabbeek
Hedwige Daenens
Criminologue, enseignante et réalisatrice de télévision scolaire et de documentaires éducatifs. En tant que cinéaste, elle est passionnée par l’histoire des sciences et les narrations visuelles sur les scientifiques qui nous ont conduits vers nos connaissances actuelles.
Ann Van de Velde
En tant que scientifique, cette hématologue est spécialisée dans la thérapie par cellules-souches et le cancer hématologique, mais elle a mené de front la recherche et l’art pendant longtemps. En assurant scientifiquement un tel projet de formation, Antwerpen conjugue ces deux intérêts.
Francis Van Glabbeek
Le chef adjoint de l’orthopédie de l’hôpital Universitaire d’Anvers (UZA) est l’un des moteurs de BIOMAB. En tant que chirurgien et professeur d’anatomie fonctionnelle, il est fasciné par le corps humain et la didactique d’André Vésale.
La dissection et les artistes
Le Professeur Dr. Francis Van Glabbeek est Chirurgien Orthopédique, affilié à l'Université d'Anvers, spécialiste dans la pathologie et la chirurgie du coude et de l'épaule. Il est le Chef de Département-Adjoint du Département Orthopédique à l'Hôpital Universitaire d'Anvers. Sa mission académique consiste à enseigner l'anatomie fonctionnelle et à coordonner des projets de recherche orthopédique au sein de la faculté de médecine de l'Université d'Anvers.
En tant qu'académicien il a été le Président de la Société belge de l'épaule et du coude. De plus, Il est membre de nombreuses organisations scientifiques nationales et internationales.
Il a un amour excessif des livres médicaux, rares et précieux, surtout sur l'anatomie et la chirurgie. Ainsi il est devenu collectionneur passionnel des écrits d'André Vésale et de ses contemporains et successeurs.
Il est cofondateur et Président de l'association BIOMAB (Biological and Medical Art in Belgium) dont la mission est de stimuler et d'inspirer les jeunes artistes en leur offrant une opportunité de regarder et d'interagir avec un corps humain disséqué. Depuis 2009, de nombreux artistes et organisations se sont joints aux ateliers pour une collaboration unique, fructueuse, dynamique et internationale.
Le Dr. Ann Van de Velde est Chef de Clinique du Département d'Hématologie de l'Hôpital Universitaire d'Anvers. Elle est le Directeur Médical de l'Unité de la Collecte de Cellules Souches. Elle coordonne le groupe d'Hématologie du Centre Oncologique Pluridisciplinaire.
Dans le domaine de la recherche clinique, elle a aidé à lancer le programme de Vaccination Thérapeutique avec des Cellules Dentriques contre le Cancer en 2005, un domaine où le Département est actuellement un des leaders mondiaux. Elle est membre de la Société d'Hématologie belge et du groupe de travail de thérapie Cellulaire de la Société européenne pour les transplantations de sang et de moelle.
Sa mission universitaire relève à la fois de l’enseignement de la thérapie cellulaire et de la coordination des projets de recherche hématologique à la faculté de médecine de l'Université d'Anvers.
Elle est fortement impliquée dans la politique Culturelle à l'Université, elle coordonne et contrôle de nombreux doctorats en arts.
© Fanny Baudequin – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Noëlle Letzelter – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Namy Culpin – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Claire Thibon – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Eve Nagy – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Jeanne Leclercq – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Michèle Stockhausen – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.
© Alexia Autissier – Une image réalisée durant les Dissection Drawing Days organisés par BIOMAB.